Les proches aidants et l'usure de compassion
Madeleine Fortier, auteure de Usure de compassion, nous raconte son histoire et nous explique ce qui l’a menée à écrire son livre et développer des formations pour sensibiliser les proches aidants et les intervenants à l’usure de compassion et les aider à s’en protéger.
L’usure de compassion se définit comme une profonde érosion émotionnelle et physique qui prend place lorsque les personnes qui aident ne sont plus capables de se régénérer et de se ressourcer. Cet état, Madeleine Fortier l’a bien connu.
Article écrit pour l’Appui national, 2020
Usure de compassion : jusqu’où aller sans se brûler ?
Des années comme proche aidante
Mon conjoint avec qui j’ai vécu pendant 25 ans a commencé à souffrir de cardiomyopathie l’année même de la naissance de notre deuxième enfant, en 1991. Cette période a été fort intense : deux enfants (un bébé et une adolescente), l’entreprise que nous avions démarrée un an auparavant et que je devais continuer pratiquement seule, les multiples rendez-vous chez le médecin, les séjours à l’hôpital. L’état de mon conjoint s’est dégradé à un point tel qu’il a dû subir une transplantation cardiaque quatre ans plus tard.
Après la convalescence et l’adaptation, la vie a repris graduellement un cours plus ou moins normal. Puis, en 2002, notre médecin de famille a découvert une tache suspecte sur un poumon de mon conjoint. Cela a pris beaucoup de temps avant que le pneumologue décide de faire des investigations plus poussées ! Il nous lance le verdict à la figure en 2003 : « Monsieur vous avez le cancer. » Puis il se retourne pour signer des papiers apportés par sa secrétaire. Quelle façon empathique de présenter un tel verdict ! Le temps avait passé, et la tache perçue par le médecin de famille avait pris de l’ampleur. Si ce pneumologue avait agi plus vite… Toujours est-il qu’il n’y avait plus rien à faire, pas d’opération, pas de traitement. Point final.
À partir de cela, tout fut à la fois rapide, suspendu dans le temps et très intense. La dégringolade s’est produite à toute allure. Un matin il parlait, le soir il était couché, ne parlait plus et ne bougeait plus. Heureusement j’ai été appuyée par le département d’oncologie – médecin, intervenante, préposée, bénévole; la maison a été réaménagée.
Lorsque mon fils de 12 ans me demandait : « Maman, est-ce que papa va mourir ? », je ne savais pas quoi répondre. Ni comment répondre. La mort n’était pas une chose que j’envisageais, à laquelle je voulais penser. Je l’occultais. J’étais dans l’action pour ne pas penser. Courir partout, s’occuper de tout. Je roulais à l’adrénaline, à pleine vapeur. À l’époque, je ne savais pas que j’étais proche aidante, je ne connaissais pas ce mot. Je me contentais de vivre au jour le jour, sans trop savoir ce qui m’attendait, sans penser au lendemain. Je me rends compte maintenant que c’est important d’établir une distinction entre les divers rôles que l’on joue. Cela permet de prendre une distance ou plutôt d’établir une distinction entre soi et l’autre.
Mon rôle de proche aidante, je l’ai donc endossé sans le savoir, de façon tout à fait naturelle. Il était clair pour moi que je devais accompagner mon conjoint dans la maladie. Je devais m’en occuper, point à la ligne. Jamais je ne m’étais posé la question à savoir si oui ou non j’étais capable de passer au travers !
La dégringolade
Mais c’est extrêmement épuisant; sur le coup, on est sur le qui-vive, on est comme « obsédé » jour et nuit par la situation; c’est après, quand tout est terminé, que là cela devient dangereux et que cela peut prendre du temps avant de s’en sortir.
Mon conjoint est mort le 28 mai 2003, dans la nuit. J’ai tenu encore un petit moment, j’ai été aidée par ma belle-sœur pour organiser l’enterrement – il n’y a pas de cours à l’école pour cela. C’est ensuite que je suis tombée en morceaux, littéralement, dans tous les sens du mot, tant psychologiquement que physiquement et émotionnellement. Plus rien ne pouvait apaiser ma douleur. Cela a duré longtemps. J’étais usée par des années et des années de proche aidance.
Ensuite je me suis reconstruite tranquillement. J’ai repris ma vie en main, j’ai redémarré une nouvelle entreprise.
Un nouvel épisode
Quelques années plus tard, j’ai suspendu mes activités pour aller travailler dans un organisme en employabilité, avec des personnes éloignées du marché du travail. Je ne pouvais plus utiliser les outils que j’avais créés pour mon travail, j’avais perdu mes repères, et surtout, je voulais plus que mes clients. Je travaillais très fort, mais sans obtenir les résultats escomptés et j’ai développé de l’impuissance. J’ai vécu à nouveau des changements dans mes comportements, des symptômes physiques et psychologiques.
Découverte de l’usure de compassion
À l’époque, comme certains de mes clients souffraient de problématiques de santé mentale, souvent même non diagnostiquées, j’avais entrepris une formation en santé mentale pour pouvoir mieux les comprendre et les aider.
En faisant un travail de recherche sur les liens entre le travail et la santé mentale, j’ai découvert des textes sur l’usure de compassion. Et c’est là que j’ai compris ce que je vivais et ce que j’avais vécu également, 10 ans plus tôt.
L’usure de compassion, c’est un épuisement extrême, tant psychologique que physique et émotionnel. Cela peut s’apparenter à la dépression, par exemple, mais c’est directement lié à l’aide qu’on apporte et qu’on veut apporter, à l’engagement qu’on a envers la ou les personnes que l’on veut aider. On l’appelle parfois le « burn-out de l’aidant ».
Lorsqu’on est en usure de compassion, on n’est plus capable de prendre du recul. Souvent on prend sur soi la souffrance de l’autre. On s’identifie, on fusionne avec l’autre dans sa souffrance, ce qui peut nous rendre impuissant à l’aider. C’est important, surtout pour les proches aidants, d’établir une distinction entre les divers rôles que l’on joue. Cela permet de prendre une distance ou plutôt d’établir une distinction entre soi et l’autre. Autant on peut s’identifier, se fusionner avec son conjoint, autant il est important de demeurer distinct de l’autre, d’établir une certaine distanciation, afin de ne pas tomber en usure de compassion.
Dans mon travail, ce qui m’a amenée à l’usure de compassion, c’est ce désir d’aider doublé d’un sentiment que je n’en faisais jamais assez. Cette capacité de reconnaître le potentiel des autres, mais sans être capable de les amener à développer ce potentiel… Comme proche aidante, c’était le désir d’aider toujours bien sûr, mélangé aux sentiments, tournant vite à l’obsession – l’impression d’être hantée jour et nuit sans porte de sortie.
Sensibiliser et prévenir
Lorsque je me suis rendu compte de ce que j’étais en train de vivre et de ce que j’avais déjà vécu, je me suis aperçu aussi qu’on en parlait très peu à l’époque. Ou qu’on s’en préoccupait plus du côté du personnel de la santé. Ce qui est très bien d’ailleurs. Mais du côté des intervenants, des proches aidants, des bénévoles ? Très peu ou rien. Alors j’ai décidé que j’allais sensibiliser le plus de personnes possible à l’usure de compassion, pour que les gens soient capables de prendre soin d’eux avant de tomber comme moi je l’avais fait. J’ai créé du contenu et des boîtes à outils spécifiques.
Depuis 2014 j’ai donc sensibilisé et favorisé la prévention chez plusieurs centaines de proches aidants, bénévoles et intervenants.
Lors de ces formations, j’ai fait réfléchir les participants sur les causes et les symptômes potentiels d’usure de compassion et les moyens de se protéger, ce qui m’a permis de recueillir des informations d’une grande richesse.
L’idée d’un livre
J’ai voulu partager cette richesse, ainsi que les outils que j’ai trouvés, créés ou adaptés, avec le plus grand nombre possible de personnes en écrivant le livre Usure de compassion : jusqu’où aller sans se brûler ?
Je l’ai complété en allant chercher 19 précieux témoignages de proches aidants, bénévoles en soins palliatifs et intervenants.
Ce livre est un guide pratique et de réflexion qui s’adresse à toutes les personnes qui sont engagées dans l’aide aux autres, que cela soit à titre personnel ou professionnel. L’objectif est de permettre de se protéger de l’usure de compassion et de prendre soin de soi. À travers mon vécu, celui de mes 19 témoins, et les réponses des personnes que j’ai formées, ce livre permet de réaliser que nous ne sommes pas seuls, de profiter des réflexions des autres personnes, de faire ses propres réflexions, de profiter d’outils pour la prévention.
À partir du moment où on aide les autres, où l’on s’y engage totalement, on peut souffrir d’usure de compassion.
« Croire qu’on peut être immergé dans la souffrance et le deuil tous les jours sans en être touché, c’est aussi irréaliste que de croire que nous allons être capables de marcher dans l’eau sans être mouillés. » Naomi Rachel Remen
Lancements et informations
Le livre a été lancé à Sherbrooke (8 mai) et Montréal (26 mai). Il sera également lancé à Saint-Jérôme (9 juin) et St-Hubert (13 juin).
Pour plus d’informations sur l’auteure et son livre : https://www.accent-carriere.com/usure-de-compassion-jusqu-ou-aller-sans-se-bruler.html