Au coeur des bois anciens

Au moment où je posai les pieds dans le bois, au moment précis où je franchis la lisière qui séparait le monde sauvage de la civilisation, je frôlai de près la mort une fois de plus.

 Il faisait encore jour, mais une fois au sein de la forêt je me retrouvai au cœur de la pénombre, car les arbres millénaires se dressaient tels des murs cyclopéens et de leur feuillage dense formaient un dôme au-dessus de ma tête, qui éclipsait les rayons de lumière.

 Seulement quelques rais obliques se frayaient un passage, donnant une teinte tamisée à l’endroit. J’empruntai ce qui me semblait être un chemin serpentant dans le couloir étroit formé par les arbres.

 Durant mon trajet me parvinrent d’étranges cris poussés par des bêtes inconnues et invisibles, drapées dans le sombre feuillage des arbres, jaillissant des profondeurs des bois, me bourdonnant aux oreilles et me donnant cette curieuse sensation d’être constamment observé.

 Aussi, je me mis à prendre des précautions infinies afin de ne faire craquer aucune des nombreuses branches qui jonchaient le sol.

 Après un bref moment, je remarquai un arbre singulier, car pour une raison qui m’échappait, ces branches avaient été taillées de sorte à ressembler à une immense main humaine. Il était le seul à ne pas être habillé de feuilles et ses branches sculptées en paume aux doigts écartés étaient tendues vers le ciel.

 Attiré par l’arbre qui me faisait penser au totem d’un peuple quelconque, je me mis à le contourner, l’étudier, quand soudain, j’entendis un son curieux, me rappelant celui de cordes que l’on bande. Je levai la tête, car le son provenait des hauteurs et je m’aperçus qu’une centaine d’yeux luisants était posés sur moi.

À différentes hauteurs, des êtres étaient perchés sur les branches, m’encerclant. Chacun tenait un arc dans sa main, la corde tendue à l’extrême, les pointes acérées de leurs flèches braquées sur moi ; flèches nerveuses qui à tout moment pouvaient être décochées sur moi telle une meute de loups enragés.

 D’un seul coup, mon corps s’inonda de sueur et mon cœur se mit à galoper tel un cheval en présence d’un feu.

 Tous restaient statufiés sur leur perchoir, leurs yeux et leurs flèches verrouillés sur moi, sauf un, qui tel un félin, se jeta de la plus haute des branches pour s’amortir à quelques mètres de moi et sans le moindre bruit.

 Lorsqu’il se redressa, je vis qu’il me dépassait d’au moins deux têtes. Son corps était élancé, plaqué de muscles saillants qui avaient une teinte vert sombre. Ses cheveux lisses, couleur de la nuit, lui tombaient au milieu du dos. Des yeux luisants comme des lucioles, ombragés par des sourcils épais, perçaient son visage. De longues oreilles aussi affûtées que des poignards achevaient ce portrait rappelant l’animalité brute couplée à la finesse de l’homme ; cela ne faisait aucun doute, lui et ses semblables étaient des elfes des bois.

 Les autochtones, comme certains les appelaient autrefois, vivaient au cœur des forêts bien avant la naissance des hommes. Une race supposément éteinte et pourtant je me trouvais dans une fâcheuse position, encerclé par ces êtres mythiques.

 Celui qui était au sol s’avança vers moi et au fur et à mesure, sa peau verdâtre reprenait une couleur pêche. De ce que j’avais lu dans les archives de ceux qui les ont étudiés, leur peau pouvait imiter celle du feuillage des arbres afin de s’y draper et d’avoir un avantage lors de la chasse. Je me retrouvai bientôt nez à nez avec celui qui semblait être le chef de la tribu. Ses traits inhospitaliers contrastaient durement avec son visage fin et imberbe.

 «  Tu n’es pas le bienvenu ici. Pars et vas dire à ceux de ton espèce que plus personne ne remettra les pieds dans l’une de nos forêts. Car vos pieds sont lourds et chacun de vos pas assourdissants brise l’échine des herbes, fauche les plantes, effraie les bêtes. C’est à cause de vous tout ce qui arrive. Vous avez tué votre monde et il n’en reste plus que des ruines maintenant. »

 Je lui expliquai que je n’étais pas comme eux, que moi-même parfois je fuyais les miens. Que je préférais la solitude et le silence que l’on trouve dans de tels paysages plutôt que subir le supplice de leur parole abrutissante. Que je ne faisais que passer, sans vile intention, que j’avais entrepris une quête en solitaire, m’exilant volontairement des miens sans autre but que de découvrir le monde et de me comprendre moi-même.

 L’elfe scrutait mon âme de ses yeux ardents. Son visage impassible et son silence me firent presque douter de moi-même, de mes réelles intentions.

 Ma gorge était nouée comme si un python l’enroulait. C’est la peur qui m’étranglait. Je pris tout de même le risque et lui demandai quel était donc cet arbre étrange qui ressemblait à un bras.

 Mais aussitôt mes paroles prononcées, les pointes létales de leurs flèches me fixèrent de nouveau de leur regard perçant. Le chef répondit :

 «  Dernière chance, humain. Pars avant que ton corps ne se retrouve étendu là, à pourrir et à nourrir les plantes. »

 Je ne discutai point et fis demi-tour. Je ne me retournai jamais, et durant tout le trajet, même lorsque je fus sûr d’être suffisamment loin des elfes, je sentis brûler dans mon dos la pointe acérée de leurs flèches.

 Je fus libéré d’un poids immense lorsque mes pieds franchirent enfin la lisière et que je me retrouvai enfin dehors de cette forêt étrange, de ce monde coupé du nôtre.

 À ma droite, quelque chose que je n’avais pas remarqué en entrant attira mon attention. Je m’approchai et je vis un squelette dont les interstices des côtes, la mâchoire disloquée et les orbites creuses étaient traversés par de l’herbe grasse et verdoyante. Les brins s’enroulaient tel des serpents autour des bras et des jambes de la carcasse démontrant une fois de plus qu’après la mort la vie subsiste toujours et que la nature reprend toujours ses droits, peu importe le temps que cela lui prendra.

 Le macchabée flottait dans ses habits devenus trop larges et une longue flèche était plantée dans le milieu de son crâne, juste entre les yeux. D’autres flèches jonchaient le sol se perdant dans l’herbe touffue. Elles avaient dû tomber lorsque la chair avait été rongée par le temps, les insectes et les bêtes.

 À côté de lui, emmêlé dans l’herbage, je trouvai un petit livre habillé d’une couverture élimée en cuir écarlate. Je me penchai et l’ouvris. Les pages étaient jaunies et affreusement gonflées par l’humidité. Une écriture à l’encre rédigée par une main erratique était encore lisible. Voici son contenu :

 « N’allez pas dans ce bois, il fourmille d’indigènes et ils ont réussi à m’atteindre de leurs flèches !  Je n’en ai plus longtemps. Je n’aurais jamais dû tenter de couper ce maudit arbre en forme de main. J’avais besoin de bois, les temps sont durs et c’est en traversant les vestiges de cette ancienne forêt que j’ai vu le gigantesque arbre qui ressemblait à un bras. Je ne savais pas moi qu’il représentait autant pour ses indigènes.

 Avant de me prendre en chasse, leur chef m’a expliqué que cet arbre est en fait le bras du dernier des géants, est le dernier vestige de ces êtres cyclopéens qui vivaient au sein des forêts sylvanesques. Et malgré leur taille herculéenne, jamais ils ne brisaient le monde qui les avait vus naître, contrairement à nous, hommes.

Si vous trouvez ce journal, je le répète n’entrez pas ! Vous êtes fichus sinon. Y’a plus rien pour nous là-dans mis à part la mort. Au pire, contournez-la, c’est un conseil sérieux.

 Vous ne les entendrez pas et ne les verrez jamais, sauf si c’est eux qui décident de se rendre visibles à vous et dans ce cas-là vous êtes déjà mort. Soyez sûr que dès que vous mettez un pied à l’intérieur de la forêt, ils vous ont déjà repéré et vous pouvez être sûr que si vous vous sentez observé durant le trajet c’est parce qu’ils vous braqueront dessus leurs maudites flèches et vous observeront de leurs maudits yeux phosphorescents !

 Merde. Je ne les entends pas… j’ai déjà une de leurs flèches plantée dans le mollet et en courant je me suis juste retourné quelques secondes, juste parce que je n’y croyais pas, et je les voyais bondir d’une branche à l’autre comme de maudits chats, avec une vélocité qui me donnait l’impression qu’ils volaient ! J’ai peur de ce qu’ils vont me faire… » signé Boramir Brise-écorce.

 Les lignes s’arrêtaient là. Je refermai le journal et le posai à côté de son propriétaire. Je compris que ce que protégeaient les elfes était ni plus ni moins que le dernier bras des géants, ces êtres antédiluviens qui, jadis, peuplaient les forêts bien avant nous.

 Cet « arbre » est ce qui reste du dernier d’entre eux et se trouve au cœur de ce bois, réduit à un monument grugé par le temps insatiable, seule preuve de la trace de leur existence. Probablement que si je pénètre les profondeurs sauvages d’autres forêts, j’en verrai d’autres de ces totems vivants. Et probablement qu’il sera gardé par une armée de ces elfes qui n’aiment pas la présence des hommes…

 Je ne m’y risquerai plus en tout cas. Enfin, je me souviendrai toujours de ce bras gigantesque à la peau d’écorce traversée par d’innombrables sillons, stigmates des assauts du temps qui n’en vient même pas à bout. Et de cette main aux doigts écartés, jetés vers les cieux, symbolisant une main tendue à l’homme, l’implorant de cesser son meurtre contre la nature.

 Les chroniques d'Azamir, le poète voyageur

Histoire conçue par Jonathan Brunelle, à partir de l'oeuvre de l'artiste Simon O'Rourke, pays de Galles.

 

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